Manquer de jugement ou comment s’auto-créer une crise

Comme s’il n’en avait pas assez avec la gestion de la pandémie, le premier ministre François Legault s’est retrouvé bien malgré lui l’objet d’une crise médiatique lundi dernier. La fin de semaine dernière, après de soi-disant nombreuses plaintes, l’Association des libraires du Québec a retiré de son site web les suggestions de lecture du premier ministre, sous prétexte que des personnes s’étaient plaintes qu’une tribune soit donnée à monsieur Legault alors que son gouvernement ne reconnaît pas le racisme systémique.

Au-delà des cris à la censure et aux dérages du politically correct suivant cette décision controversée, l’Association, qui représente les libraires indépendants, s’en est pris directement à l’un de ses porte-paroles les plus efficaces : le premier ministre du Québec. Tous ceux qui suivent monsieur Legault sur Twitter et Facebook, et bien avant qu’il ne devienne premier ministre, découvrent ses dernières lectures, qu’il agrémente avec ses impressions et ses commentaires.


Capture d’écran, Compte Twitter du premier ministre François Legault

« Les livres, c’est fait pour circuler ! » répète toujours ma mère pour encourager le partage. À défaut de nous prêter des livres en mains propres, monsieur Legault incite les amoureux de la lecture à dévaliser nos librairies de quartier, comme un ado gamer dans une boutique de jeux vidéos. Lorsqu’il partage sa dernière découverte littéraire, le premier ministre ne porte pas le chapeau du leader de la CAQ, mais plutôt celui d’un fervent lecteur qui encourage les auteurs québécois et même les divergences d’opinion.

Une fois la liste du PM retirée, il ne fallait pas doctorat en relations publiques pour prédire que l’Association des libraires du Québec ferait face à une crise médiatique majeure, d’autant plus que l’affaire a éclaté un dimanche et un lundi matin, une période très tranquille dans l’actualité. Bref, un timing parfait pour « donner du gaz » aux médias en manque de nouvelles hors COVID.

L’Association des libraires s’est auto-créé une crise. S’est auto-plongée en gestion de crise médiatique.

En lisant le communiqué de presse dans laquelle l’association recule sur le controversé retrait de la vidéo, on apprend que la directrice générale a pris apparemment la décision de retirer cette vidéo sans consulter ses membres et sans consulter son conseil d’administration. Cette décision, dont visiblement les impacts et les dommages collatéraux n’avaient pas été identifiés, aurait pu être évitée par un appel de 15 minutes à un conseiller en communication.


Capture d’écran, Communiqué ALQ – 30 novembre 2020

Cette directrice générale, qui a fait un mea culpa senti et sincère, a visiblement manqué de jugement. Il est toujours plus facile de jouer au gérant d’estrade après coup, mais les gestionnaires qui dirigent des associations de membres ou des syndicats peuvent tirer des leçons de cette gestion de crise.

Voici trois recommandations pour éviter de créer votre propre crise médiatique :

1) Sollicitez et acceptez un point de vue externe

Comme hauts dirigeants, vous êtes mandatés pour gérer et pour prendre des décisions. Cette responsabilité dans l’exercice de vos fonctions vient avec une pression de livrer la marchandise pour l’ensemble de vos dossiers, mais aussi celle d’éviter les écueils. Chaque haut dirigeant est responsable de la gestion de la réputation de son organisation et a la responsabilité de défendre ses membres. Le DG doit être un bouclier pour ses membres. En conséquence, il ne doit surtout pas générer lui-même une crise. Il doit protéger l’organisation et non créer des problèmes. Encore moins sur la place publique!

Le meilleur indicateur que quelque chose ne tourne pas rond, c’est lorsque vous avez un doute. Vous la connaissez, cette petite voix intérieure qui vous fait hésiter? Il n’y a rien de mal à demander un avis externe et solliciter un point de vue extérieur. Les hauts dirigeants ont souvent le réflexe de le faire avec leur avocat sur le plan légal, pourquoi pas pour vos communications et votre image publique?

Le problème, c’est le phénomène de l’aquarium. Vous avez (et c’est normal) une vision interne de vos enjeux et ne savez pas nécessairement ce qui vous attend de l’autre côté de la vitrine. Ou de la façon dont votre décision sera perçue. N’oubliez jamais : la perception, c’est la réalité.

Avez-vous identifié tous les angles morts? Voilà ce que je répète à mes clients. C’est de cette façon que l’organisation peut identifier les risques potentiels avant d’avoir à gérer une crise médiatique dont elle se serait bien passée. Dans ce contexte, n’hésitez pas à vous faire conseiller et accompagner.

2) Sollicitez l’avis des acteurs-clés à l’interne

Vous devez accepter de solliciter un avis à l’externe pour obtenir un nouvel éclairage, mais vous devez aussi avoir le pouls terrain à l’interne avec votre conseil d’administration et vos membres.

Au hockey, on dit souvent qu’un entraîneur qui cumule les défaites risque « de perdre son vestiaire ». C’est sensiblement la même analogie pour un directeur général avec son conseil d’administration. Si le C.A. n’appuie pas une décision cruciale du directeur général, ce dernier n’est plus légitime dans ses fonctions. À plus grande échelle, si les membres vous reprochent de ne pas avoir été consultés pour toute décision capitale, votre crédibilité comme gestionnaire en sera affectée.

Je ne suis pas un expert en gestion, mais j’ai été impliqué dans suffisamment de dossiers de communication avec des associations de membres et des syndicats pour comprendre à quel point le lien de confiance à l’interne est indispensable. Et j’ai vu, de mes propres yeux, comment il peut être payant pour un directeur général de ne pas prendre une décision précipitée sous l’impulsion et la panique, et ce, en prenant soin de demander l’avis d’un noyau de membres et du président du conseil d’administration. Demander un avis à l’interne, c’est aussi identifier d’autres pièges potentiels et des enjeux que vous n’auriez pas pu cibler autrement.

Ma recommandation : consultez. Vous n’aurez pas toujours une grande fenêtre pour réagir et une semaine pour prendre une décision difficile, mais je suis de ceux qui croient qu’un journaliste peut attendre quelques heures pour un retour d’appel. L’idée, ce n’est pas de se cacher, mais de consulter dans l’objectif d’avoir toutes les informations pertinentes pour prendre la bonne décision.

Vous ne pourrez jamais dire « mission accomplie » dans votre gestion de crise si vous ne l’avez pas gérée à l’interne et si vous n’avez pas l’appui de vos membres. La tempête médiatique finit toujours par passer, mais la confiance à l’intérieur d’une organisation peut être très longue à se rétablir pour tout haut dirigeant. Parlez-en aux gestionnaires qui ne sont pas renouvelés à la fin de leur contrat…

3) Préparez-vous à communiquer

Il n’est jamais trop tard pour communiquer. Et j’ajouterais qu’il n’est jamais trop tard pour reculer et pour mettre le genou à terre, comme l’a fait l’Association des libraires du Québec moins de 24 heures après s’être plongée tête première en gestion de crise. Peu importe votre enjeu et votre décision liée à cet enjeu, vous devrez communiquer.

Pour bien le faire, vous devez identifier les publics cibles en lien avec votre organisation qui seront directement et indirectement touchés par votre décision. Pour une association professionnelle ou un syndicat, les membres doivent être priorisés, comme les clients doivent l’être pour une entreprise. Les autres publics cibles à ne pas négliger : les membres du conseil d’administration, vos partenaires et les médias.

Vous devez également réfléchir sur les moyens appropriés pour bien communiquer avec vos publics cibles : que ce soit avec les réseaux sociaux, une infolettre ou des appels téléphoniques ciblés. Un communiqué de presse non adapté et diffusé à tout le monde simultanément n’est pas la voie à privilégier. Adaptez-vous à votre public cible.

Que votre enjeu se déplace ou non sur la place publique, certaines décisions peuvent être sensibles et susciter l’intérêt des médias. Pour se protéger, mieux vaut préparer des messages-clés en amont pour répondre au besoin aux questions des journalistes. Et préparer des réponses aux journalistes, ça signifie d’anticiper les questions difficiles qui pourraient vous être posées.

Le jugement

En terminant, en plus de ces trois recommandations, il vous faut un ingrédient unique qui vous appartient : votre jugement. Faire preuve de jugement. Et faire preuve de jugement, c’est aussi accepter de recevoir de l’aide au moment opportun et d’être accompagné.

Face à une problématique ou un enjeu qui a le potentiel de dégénérer en gestion de crise, vous avez une responsabilité d’anticiper les pièges potentiels qui guettent votre organisation. C’est en faisant preuve de jugement que vous saurez poser les bons gestes comme haut dirigeant, bien vous entourer et peut-être vous éviter d’auto-créer une crise.

 

David Couturier